La garantie décennale couvre-t-elle aussi le préjudice économique ? Réponse oui.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Basse-Terre, 18 décembre 2020), le 12 octobre 2006, Mme [B] a confié à M. [N] (l'entrepreneur) des travaux de gros oeuvre et de toiture sur un immeuble lui appartenant.
2. Se plaignant de l'abandon du chantier, Mme [B] a assigné, après expertise, l'entrepreneur et son assureur, la Société mutuelle d'assurance du bâtiment et des travaux publics (la SMABTP), en indemnisation.
Examen des moyens
Sur le quatrième moyen, ci-après annexé
3. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen
Enoncé du moyen
4. Mme [B] fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de condamnation in solidum de l'entrepreneur et la SMABTP au titre de ses préjudices économique et moral, alors « que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations ; qu'en relevant néanmoins d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations, le moyen tiré de ce que si l'assureur devait sa garantie à son assuré au titre des dommages affectant l'ouvrage, les préjudices immatériels étaient néanmoins exclus de la garantie, la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile. » Réponse de la Cour
Vu l'article 16 du code de procédure civile :
5. Aux termes de ce texte, le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
6. Pour rejeter la demande de condamnation de la SMABTP au titre des préjudices économique et moral, l'arrêt retient que la SMABTP est l'assureur de l'entrepreneur en responsabilité décennale et qu'elle doit sa garantie, sauf en ce qui concernent les préjudices immatériels.
7. En statuant ainsi, sans avoir au préalable invité les parties à présenter les observations sur ce moyen relevé d'office et tiré de la non-souscription par l'assuré de la garantie facultative des dommages immatériels, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
8. Mme [B] fait grief à l'arrêt de condamner in solidum l'entrepreneur et la SMABTP à lui payer une seule somme au titre des travaux nécessaires à la reprise des désordres et de rejeter sa demande au titre de la garantie décennale du constructeur pour la réparation de son préjudice économique de jouissance, alors « que relèvent de la garantie décennale les désordres qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination ; que le préjudice immatériel, résultant de l'impossibilité d'utiliser l'ouvrage du fait de désordres entrant dans le champ de la garantie décennale, entre lui-même dans le champ de cette garantie ; qu'en décidant néanmoins que Mme [B] ne pouvait prétendre, sur le fondement de la garantie décennale, à la réparation du préjudice économique résultant de la privation de jouissance de l'immeuble, après avoir pourtant constaté que celui-ci était affecté de désordres entrant dans le champ de cette garantie décennale, en ce que ces désordres compromettaient la solidité de l'ouvrage et le rendaient impropre à sa destination, ce dont il résultait que ce préjudice de jouissance trouvait sa cause dans lesdits désordres, peu important que, par la faute de M. [N], l'immeuble n'ait en outre pas été achevé, la cour d'appel a violé l'article 1792 du code civil, ensemble l'article 1147 du même code, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1792 du code civil :
9. Selon ce texte, tout constructeur d'un ouvrage est responsable de plein droit, envers le maître ou l'acquéreur de l'ouvrage, des dommages qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination.
10. Il s'ensuit que tous dommages, matériels et immatériels, consécutifs aux désordres de l'ouvrage, doivent être réparés par le constructeur tenu à garantie en application de ce texte.
11. Pour rejeter la demande d'indemnisation de Mme [B] en réparation de son préjudice économique de jouissance au titre de la garantie décennale, l'arrêt énonce que, en application de l'article 1792 du code civil, celle-ci ne peut prétendre, au titre des désordres, à l'indemnisation des préjudices économiques qu'elle invoque, dès lors que ceux-ci, générés par le non-achèvement de l'ouvrage, relèvent de la responsabilité contractuelle de l'entrepreneur.
12. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que les désordres affectant l'ouvrage non achevé rendaient celui-ci impropre à sa destination, de sorte que le préjudice économique de jouissance était consécutif à ces désordres, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Et sur le troisième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches
Enoncé du moyen
13. Mme [B] fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de condamnation in solidum de l'entrepreneur et de la SMABTP au titre de son préjudice économique de jouissance, alors :
« 2° / que le débiteur est tenu des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat ; que constitue pour un constructeur un dommage prévisible, le préjudice de jouissance résultant de l'impossibilité pour un propriétaire de résider dans son immeuble ou de le louer, à défaut d'achèvement de la construction ; qu'en décidant néanmoins que le préjudice invoqué par Mme [B], résultant du défaut de perception de loyers en raison du non-achèvement des travaux, n'était pas prévisible au moment de la conclusion du contrat, pour en déduire qu'il ne pouvait donner lieu à indemnisation, la cour d'appel a violé les articles 1149 et 1150 du code civil, dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
3° / que la seule circonstance que la destination du bien ne soit pas prévue au jour de la conclusion du contrat de marché de travaux n'affecte pas la prévisibilité du préjudice de jouissance résultant de l'impossibilité pour un propriétaire de louer son immeuble, en raison du non-achèvement des travaux ; qu'en décidant néanmoins que le préjudice invoqué par Mme [B], résultant du défaut de perception de loyers en raison du non-achèvement des travaux, n'était pas prévisible au moment de la conclusion du contrat, au motif inopérant que la finalité locative de l'ouvrage n'était mentionnée dans aucun document contractuel, la cour d'appel a violé les articles 1149 et 1150 du code civil, dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1150 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
14. Il résulte de ce texte que le débiteur n'est tenu que des dommages-intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée.
15. Pour rejeter la demande de condamnation in solidum de l'entrepreneur et de la SMABTP au titre du préjudice économique de jouissance de Mme [B], l'arrêt retient que la finalité locative de l'ouvrage n'est mentionnée dans aucun document contractuel, de sorte que celle-ci n'est pas entrée dans le champ contractuel et que, dès lors, le préjudice résultant du défaut de perception de loyer en raison de l'abandon du chantier n'était pas prévisible au moment de la conclusion de la convention.
16. En statuant ainsi, par des motifs impropres à caractériser l'imprévisibilité du dommage, dès lors qu'un entrepreneur, chargé de la construction d'un ouvrage, peut prévoir, lors de la formation du contrat, que le maître de l'ouvrage en jouira, après son exécution, pour lui-même ou en le louant, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Mise hors de cause
17. En application de l'article 625 du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de mettre hors de cause la SMABTP, dont la présence est nécessaire devant la cour d'appel de renvoi.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare M. [N] responsable, sur le fondement de l'article 1147 du code civil, du non achèvement de la construction pour laquelle il était missionné, déboute Mme [B] de sa demande de dommages-intérêts au titre de la réparation du poste de préjudice économique résultant du défaut de perception de loyer en raison du non achèvement de la construction et déboute Mme [B] de sa demande de dommages-intérêts au titre de la réparation de ses postes de préjudice moral et psychologique et de la perte de chance liée à son âge, l'arrêt rendu le 18 décembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel de Basse-Terre ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Basse-Terre autrement composée ;
Dit n'y avoir lieu de mettre hors de cause la Société mutuelle d'assurance du bâtiment et des travaux publics ;
Condamne M. [N] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, condamne M. [N] à payer à Mme [B] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du treize juillet deux mille vingt-deux. MOYENS ANNEXES au présent arrêt
Moyens produits par la SCP Richard, avocat aux Conseils, pour Mme [B]
PREMIER MOYEN DE CASSATION
Madame [V] [P] FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande tendant à voir condamner la SOCIETE MUTUELLE D'ASSURANCE DU BATIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS, in solidum avec son assuré, Monsieur [L] [N], à l'indemniser de ses préjudices économique et moral ;
ALORS QUE le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations ; qu'en relevant néanmoins d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations, le moyen tiré de ce que si l'assureur devait sa garantie à son assuré au titre des dommages affectant l'ouvrage, les préjudices immatériels étaient néanmoins exclus de la garantie, la Cour d'appel a violé l'article 16 du Code de procédure civile.
DEUXIEME MOYEN DE CASSATION
Madame [V] [B] FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué d'avoir condamné in solidum Monsieur [L] [N] et la SOCIETE MUTUELLE D'ASSURANCE DU BATIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS à lui payer la seule somme de 3.038 euros au titre des travaux nécessaires à la reprise des désordres et de l'avoir déboutée de sa demande au titre de la garantie décennale du constructeur pour la réparation de son préjudice économique de jouissance ;
ALORS QUE relèvent de la garantie décennale les désordres qui compromettent la solidité de l'ouvrage ou qui, l'affectant dans l'un de ses éléments constitutifs ou l'un de ses éléments d'équipement, le rendent impropre à sa destination ; que le préjudice immatériel, résultant de l'impossibilité d'utiliser l'ouvrage du fait de désordres entrant dans le champ de la garantie décennale, entre lui-même dans le champ de cette garantie ; qu'en décidant néanmoins que Madame [B] ne pouvait prétendre, sur le fondement de la garantie décennale, à la réparation du préjudice économique résultant de la privation de jouissance de l'immeuble, après avoir pourtant constaté que celui-ci était affecté de désordres entrant dans le champ de cette garantie décennale, en ce que ces désordres compromettaient la solidité de l'ouvrage et le rendaient impropre à sa destination, ce dont il résultait que ce préjudice de jouissance trouvait sa cause dans lesdits désordres, peu important que, par la faute de Monsieur [N], l'immeuble n'ait en outre pas été achevé, la Cour d'appel a violé l'article 1792 du Code civil, ensemble l'article 1147 du même code, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016.
TROISIEME MOYEN DE CASSATION
Madame [V] [B] FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande tendant à voir condamner in solidum Monsieur [L] [N] et la SOCIETE MUTUELLE D'ASSURANCE DU BATIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS à l'indemniser de son préjudice économique résultant du défaut de perception de loyers en raison du non achèvement de la construction ;
1°) ALORS QUE le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction ; qu'il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations ; qu'en relevant néanmoins d'office, sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations, le moyen tiré du caractère imprévisible du préjudice économique invoqué par Madame [B], résultant du défaut de perception de loyers en raison du non-achèvement des travaux, pour en déduire qu'il ne pouvait donner lieu à indemnisation, la Cour d'appel a violé l'article 16 du Code de procédure civile ;
2°) ALORS QUE le débiteur est tenu des dommagesintérêts qui ont été prévus ou qui pouvaient être prévus lors de la conclusion du contrat ; que constitue pour un constructeur un dommage prévisible, le préjudice de jouissance résultant de l'impossibilité pour un propriétaire de résider dans son immeuble ou de le louer, à défaut d'achèvement de la construction ; qu'en décidant néanmoins que le préjudice invoqué par Madame [B], résultant du défaut de perception de loyers en raison du non-achèvement des travaux, n'était pas prévisible au moment de la conclusion du contrat, pour en déduire qu'il ne pouvait donner lieu à indemnisation, la Cour d'appel a violé les articles 1149 et 1150 du Code civil, dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
3°) ALORS QUE la seule circonstance que la destination du bien ne soit pas prévue au jour de la conclusion du contrat de marché de travaux n'affecte pas la prévisibilité du préjudice de jouissance résultant de l'impossibilité pour un propriétaire de louer son immeuble, en raison du non-achèvement des travaux ; qu'en décidant néanmoins que le préjudice invoqué par Madame [B], résultant du défaut de perception de loyers en raison du nonachèvement des travaux, n'était pas prévisible au moment de la conclusion du contrat, au motif inopérant que la finalité locative de l'ouvrage n'était mentionnée dans aucun document contractuel, la Cour d'appel a violé les articles 1149 et 1150 du Code civil, dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
4)° ALORS QUE, subsidiairement, tout jugement ou arrêt doit être motivé, à peine de nullité ; que la contradiction de motifs équivaut à un défaut de motifs ; qu'en affirmant, d'une part, que « la vocation locative de l'ouvrage n'est pas entrée dans le champ contractuel » (arrêt, p. 8 § 2), et d'autre part, que « la finalité de l'ouvrage avait pour but un investissement immobilier à vocation locative » (arrêt, p. 8 § 6), la Cour d'appel, qui a affirmé tout à la fois que l'ouvrage inachevé avait et n'avait pas de finalité locative prévisible, s'est prononcée par des motifs contradictoires, en violation de l'article 455 du Code de procédure civile.
QUATRIEME MOYEN DE CASSATION
Madame [V] [B] FAIT GRIEF à l'arrêt attaqué de l'avoir déboutée de sa demande tendant à voir condamner in solidum Monsieur [L] [N] et la SOCIETE MUTUELLE D'ASSURANCE DU BATIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS à l'indemniser de son préjudicemoral et psychologique et de la perte de chance liée à son âge ;
ALORS QUE le préjudice doit être intégralement réparé, sans qu'il en résulte ni perte ni profit pour la victime ; qu'en se bornant à énoncer que les demandes portant sur le préjudice moral et psychologique, ainsi que la perte de chance liée à son âge, procèdent toutes deux d'une même cause, à savoir l'impossibilité de jouir de son immeuble, mais que pour autant, la finalité de l'ouvrage avait pour but un investissement immobilier à vocation locative et qu'elle ne démontrait pas un préjudice distinct de ce dernier au titre de la perte de jouissance, sans rechercher, comme elle y était invitée, si le préjudice de Madame [P] résultait de la souscription d'un emprunt pour rembourser ses prêts immobiliers, la conduisant à une situation de surendettement et à ne pas pouvoir bénéficier d'un logement, son propre domicile étant dans un état insalubre, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice.