Quel juge compétent territorialement pour ordonner une expertise portant sur un bien immobilier ? (dimanche, 30 juin 2024)
Le Président du tribunal judiciaire de Paris vient de juger en référé que "lorsque la mesure d’instruction in futurum sollicitée est une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier, le principe d’une bonne administration de la justice impose de retenir la compétence exclusive du président du tribunal statuant en référé dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, à l’exclusion de toute autre compétence et notamment celle de la juridiction des référés du ressort du domicile d’un des défendeurs, souvent nombreux dans ces procédures (promoteurs, intervenants à l’acte de construire, assureurs), qui peut se situer à une distance très éloignée du lieu de situation de l’immeuble et du domicile de l’ensemble des autres parties."
"Nous, Président,
Après avoir entendu les conseils des parties,
Mme [O] [S] est propriétaire d’un bien immobilier sis [Adresse 2] à [Localité 27] ( département 17).
Dans le cadre d’un projet de rénovation et de restructuration de ce bien immobilier, Mme [O] [S] a confié une mission de maîtrise d’œuvre à la société Sébastien Voyer Architecte.
Sont intervenues à l’acte de construire d’autres sociétés : la société G.Raynaud, la société Atelier Bois et Matières La Rochelle, la société R.Derudder, la société C.Dupeux, la société Carrelage et Déco.
Soutenant que de nombreux désordres affectant l’immeuble litigieux se sont révélés, après réception des travaux, durant l’année de la garantie de parfait achèvement, Mme [O] [S] a introduit la présente instance, par actes d’huissier délivrés les 11 et 12 septembre 2023, pour voir ordonner par le président du tribunal judiciaire de céans, statuant en référé, une mesure d’expertise in futurum ayant pour objet ces désordres.
A l’audience du 1er février 2024, le juge des référés, en application de l’article 487 du code de procédure civile, a décidé de renvoyer l’affaire en état de référé devant la formation collégiale siégeant le 23 avril 2024 à 9h pour évoquer notamment la question de la compétence territoriale du juge des référés.
Les parties ont été informées qu’à cette audience, deux amici curiae, Messieurs les professeurs [T] [N] et [P] [R], seraient entendus sur les enjeux systémiques de la compétence territoriale du juge des référés saisi d’une demande de mesure d’instruction in futurum ayant pour objet un bien immobilier situé hors du ressort du tribunal judiciaire de Paris ou d’une demande en matière de bail commercial portant sur des immeubles loués situés hors du ressort du tribunal judiciaire de Paris.
A l’audience du 23 avril 2024, Messieurs les professeurs [T] [N] et [P] [R] ont été entendus comme amici curiae sur les points susvisés.
Dans ses écritures visées le 23 avril 2024, soutenues oralement, Mme [O] [S] demande à la juridiction des référés du tribunal de céans de « rejeter l’exception d’incompétence soulevée par la société Sebastien Voyer Architecte, se déclarer compétente, rejeter les demandes de la compagnie Generali Iard, désigner un expert judiciaire architecte et réserver les dépens ».
Dans ses écritures visées le 23 avril 2024, soutenues oralement, la société Sébastien Voyer Architecte demande à la juridiction des référés de céans « à titre principal, de recevoir son exception d’incompétence territoriale, de prendre acte de ce que le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris est territorialement incompétent, d’ordonner le renvoi de l’affaire devant le tribunal judiciaire de La Rochelle, à titre subsidiaire, de prendre acte des protestations et réserves qu’elle entend émettre tant au regard de la recevabilité que du bien fondé de la demande d’expertise ».
Dans ses écritures visées le 23 avril 2024, soutenues oralement, la société Generali Iard demande à la juridiction des référés du tribunal de céans, à titre principal, de dire n’y avoir lieu à référé, de condamner Mme [O] [S] à lui payer la somme de 2 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, à titre subsidiaire, de prendre acte des protestations et réserves qu’elle entend formuler tant au regard de la recevabilité que du bien-fondé de la demande d’expertise.
Dans ses écritures visées le 23 avril 2024, soutenues oralement, la société Areas Dommages demande à la juridiction des référés du tribunal de céans de « constater qu’elle ne s’oppose pas à la demande d’expertise judiciaire sous les plus expresses réserves de garantie, compléter la mission de l’expert ».
Lors des débats à l’audience de plaidoirie, le conseil du demandeur, qui a pris en premier la parole pour exposer ses prétentions, a entendu soulever l’irrecevabilité de l’exception d’incompétence territoriale soutenue par la société Sébastien Voyer Architecte, au motif que cette exception n’aurait pas été soulevée in limine litis.
Conformément aux dispositions de l’article 446-1 du code de procédure civile, il convient de se référer à l’acte introductif d’instance, aux écritures et aux notes d’audience pour un plus ample exposé des faits et des moyens qui y sont contenus.
MOTIFS
Sur la recevabilité de l’exception d’incompétence territoriale formée par la société Sébastien Voyer Architecte
Il ressort des dispositions de l’article 74 du code de procédure civile que les exceptions de procédure doivent être soulevées in limine litis, c’est-à-dire avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.
Au cas présent, il ressort de l’examen des écritures de la société Sébastien Voyer Architecte, qui ont été soutenues oralement dans le même ordre, que l’exception d’incompétence territoriale est positionnée avant tout autre moyen de défense de sorte qu’elle doit être regardée comme ayant été soulevée in limine litis par la société Sébastien Voyer Architecte, peu important que le demandeur ait commencé à soutenir ses prétentions avant que la société Sébastien Voyer Architecte n’ait soulevé oralement son exception d’incompétence territoriale.
L’exception d’incompétence soulevée par la société Sébastien Voyer Architecte sera donc déclarée recevable.
Sur l’exception d’incompétence territoriale soulevée par la société Sébastien Voyer Architecte
Aux termes de l’article 145 du code de procédure civile, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé.
Les mesures d’instruction in futurum sont régies par le seul article 145 du code de procédure civile et se caractérisent par une grande autonomie, leur régime étant une création purement prétorienne.
Cette autonomie englobe également la question de la compétence territoriale, aucun texte ne posant de règle de compétence pour les mesures d’instruction in futurum et les règles posées par l’article 42 du code de procédure civile n’ayant pas vocation à s’appliquer. C’est ainsi, en se référant au principe d’une bonne administration de la justice, objectif à valeur constitutionnelle, qu’il convient de déterminer le juge des référés territorialement compétent pour connaître d’une telle mesure, étant relevé qu’il entre dans l’office du juge d’adapter l’interprétation des textes sur la compétence territoriale aux enjeux du référé, mais aussi aux enjeux modernes du principe de proportionnalité.
La notion de proximité avec le juge est une des composantes essentielles d’une bonne administration de la justice, en particulier dans le cadre d’une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier.
Il sera en effet relevé, en premier lieu, que c’est le juge chargé du contrôle des expertises appartenant à la juridiction des référés qui a ordonné l’expertise, qui sera chargé de son contrôle, l’efficience, l’efficacité et la célérité de ce contrôle étant étroitement liées à la proximité du juge du contrôle avec le lieu où se situe l’immeuble.
En deuxième lieu, le choix d’un expert local sera souvent le plus pertinent notamment au regard de la nécessité de limiter le coût de l’expertise, le juge le plus éclairé pour effectuer le choix d’un expert local étant celui du ressort dans lequel se trouve l’immeuble (de par les informations détenues par ce juge sur la compétence et la disponibilité des experts judiciaires de son ressort).
En troisième lieu, si en application du principe de proportionnalité qui impose au juge de rechercher le mode de règlement du litige le plus adapté, le juge des référés envisage de convoquer les parties à une audience de règlement amiable avec un éventuel transport sur les lieux, ou le juge chargé du contrôle de la mesure en cas de difficultés rencontrées dans l’exécution de la mesure, la proximité sera un critère décisif, étant rappelé qu’en application de l’article 147 du code de procédure civile, le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant, en s’attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux.
Il s’infère de ces éléments que lorsque la mesure d’instruction in futurum sollicitée est une mesure d’expertise judiciaire portant sur un bien immobilier, le principe d’une bonne administration de la justice impose de retenir la compétence exclusive du président du tribunal statuant en référé dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, à l’exclusion de toute autre compétence et notamment celle de la juridiction des référés du ressort du domicile d’un des défendeurs, souvent nombreux dans ces procédures (promoteurs, intervenants à l’acte de construire, assureurs), qui peut se situer à une distance très éloignée du lieu de situation de l’immeuble et du domicile de l’ensemble des autres parties.
Au cas présent, Mme [O] [S] sollicite de la juridiction des référés du tribunal de céans, au visa de l’article 145 du code de procédure civile, l’organisation d’une mesure d’expertise judiciaire ayant pour objet des désordres affectant un bien immobilier situé [Adresse 2] à [Localité 27] (département 17), alors même que la plupart des intervenants à l’acte de construire sont domiciliés dans le département de la Charente-Maritime.
La société Sébastien Voyer Architecte qui a la qualité de maître d’œuvre dans l’opération de construction litigieuse soulève l’incompétence territoriale de la juridiction des référés de céans au profit de la juridiction des référés du tribunal judiciaire de La Rochelle, dans le ressort de laquelle se situe l’immeuble.
La juridiction des référés compétente pour connaître de cette action étant exclusivement celle de la juridiction des référés du tribunal dans le ressort duquel la mesure doit être exécutée, il y a donc lieu de se déclarer territorialement incompétent au profit du président du tribunal judiciaire de La Rochelle statuant en référé.
La décision de renvoi ne mettant pas fin au litige, il n’y a pas lieu de statuer sur les frais irrépétibles et les dépens.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement rendu en état de référé, réputé contradictoire et en premier ressort,
Déclare recevable l’exception d’incompétence soulevée par la société Sébastien Voyer Architecte ;
Se déclare territorialement incompétent ;
Renvoie l’affaire et les parties devant le président du tribunal de judiciaire de La Rochelle statuant en référé;
Ordonne que la présente décision soit notifiée aux parties par lettre recommandée en application de l’article 84 du code de procédure civile,
Dit qu’à défaut d’appel dans un délai de quinze jours à compter de cette notification, le dossier de l’affaire sera transmis par le secrétariat avec une copie de la décision de renvoi à la juridiction désignée, en application de l’article 82 du code de procédure civile ;
Réserve les dépens de l’instance et les demandes fondées sur les dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
Fait à Paris le 21 juin 2024"
TJ Paris, service des réf., 21 juin 2024, n° 23/57361.