Même pour préempter un fonds de commerce, il faut un projet (mercredi, 10 janvier 2024)
Cette décision du Conseil d'État juge que lorsqu'une commune décide d'user son droit de préemption pour un bail commercial ou un fonds de commerce, elle doit motiver cette décision de préemption en indiquant le projet qu'elle entend réaliser dans les locaux en question et ce projet doit répondre à l’intérêt général.
"Considérant ce qui suit :
1. Aux termes du premier aliéna de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision. "
2. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif de Lyon que, par une décision du 10 novembre 2022, le maire de Sainte-Foy-lès-Lyon a exercé le droit de préemption de la commune prévu à l'article L. 214-1 du code de l'urbanisme sur une cession du droit au bail commercial consentie par la société Auto-école fidésienne pour des locaux situés 7, place Saint-Luc. La société NM Market, acquéreur évincé, qui exploite un commerce de boucherie attenant qu'elle souhaite agrandir et compléter notamment par une offre de traiteur oriental, se pourvoit en cassation contre l'ordonnance du 19 décembre 2022 par laquelle ce juge, saisi par cette société sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, a rejeté sa demande de suspension de l'exécution de cette décision de préemption.
3. D'une part, aux termes de l'article L. 214-1 du code de l'urbanisme : " Le conseil municipal peut, par délibération motivée, délimiter un périmètre de sauvegarde du commerce et de l'artisanat de proximité, à l'intérieur duquel sont soumises au droit de préemption institué par le présent chapitre les aliénations à titre onéreux de fonds artisanaux, de fonds de commerce ou de baux commerciaux. / (...) Chaque aliénation à titre onéreux est subordonnée, à peine de nullité, à une déclaration préalable faite par le cédant à la commune. Cette déclaration précise le prix, l'activité de l'acquéreur pressenti, le nombre de salariés du cédant, la nature de leur contrat de travail et les conditions de la cession. Elle comporte également le bail commercial, le cas échéant, et précise le chiffre d'affaires lorsque la cession porte sur un bail commercial ou un fonds artisanal ou commercial. (...) " L'article L. 214-2 du même code prévoit que : " Le titulaire du droit de préemption doit, dans le délai de deux ans à compter de la prise d'effet de l'aliénation à titre onéreux, rétrocéder le fonds artisanal, le fonds de commerce, le bail commercial ou le terrain à une entreprise immatriculée au registre du commerce et des sociétés ou au registre national des entreprises en tant qu'entreprise du secteur des métiers et de l'artisanat, en vue d'une exploitation destinée à préserver la diversité et à promouvoir le développement de l'activité commerciale et artisanale dans le périmètre concerné. Ce délai peut être porté à trois ans en cas de mise en location-gérance du fonds de commerce ou du fonds artisanal. L'acte de rétrocession prévoit les conditions dans lesquelles il peut être résilié en cas d'inexécution par le cessionnaire du cahier des charges. / (...) La rétrocession d'un bail commercial est subordonnée, à peine de nullité, à l'accord préalable du bailleur. (...) "
4. D'autre part, aux termes de l'article L. 210-1 du code de l'urbanisme : " Les droits de préemption institués par le présent titre " - au sein duquel figurent les dispositions citées au point précédent - " sont exercés en vue de la réalisation, dans l'intérêt général, des actions ou opérations répondant aux objets définis à l'article L. 300-1, à l'exception de ceux visant à sauvegarder ou à mettre en valeur les espaces naturels, ou pour constituer des réserves foncières en vue de permettre la réalisation desdites actions ou opérations d'aménagement. / (...) Toute décision de préemption doit mentionner l'objet pour lequel ce droit est exercé (...) / Lorsque la commune a délibéré pour définir le cadre des actions qu'elle entend mettre en œuvre pour mener à bien un programme local de l'habitat ou, en l'absence de programme local de l'habitat, lorsque la commune a délibéré pour définir le cadre des actions qu'elle entend mettre en œuvre pour mener à bien un programme de construction de logements locatifs sociaux, la décision de préemption peut, sauf lorsqu'il s'agit d'un bien mentionné à l'article L. 211-4, se référer aux dispositions de cette délibération. Il en est de même lorsque la commune a délibéré pour délimiter des périmètres déterminés dans lesquels elle décide d'intervenir pour les aménager et améliorer leur qualité urbaine. " Aux termes du premier alinéa de l'article L. 300-1 du même code : " Les actions ou opérations d'aménagement ont pour objets (...) d'organiser la mutation, le maintien, l'extension ou l'accueil des activités économiques (...). "
5. Il résulte des dispositions citées au point précédent que les collectivités titulaires du droit de préemption mentionné au point 3 peuvent légalement exercer ce droit, d'une part, si elles justifient, à la date à laquelle elles l'exercent, de la réalité d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement répondant aux objets mentionnés à l'article L. 300-1 du code de l'urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n'auraient pas été définies à cette date, et, d'autre part, si elles font apparaître la nature de ce projet dans la décision de préemption. En outre, la mise en œuvre de ce droit doit, eu égard notamment aux caractéristiques du bien, en l'occurrence le fonds artisanal ou commercial ou le bail commercial, faisant l'objet de l'opération ou au coût prévisible de cette dernière, répondre à un intérêt général suffisant.
6. Il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés du tribunal administratif que le conseil municipal de Sainte-Foy-lès-Lyon a délimité, par une délibération du 31 mars 2016, plusieurs périmètres de sauvegarde du commerce et de l'artisanat de proximité dans les secteurs de la commune " où des menaces pèsent sur la diversité commerciale et artisanale ", dont l'un inclut la place Saint-Luc. En écartant comme n'étant pas propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée les moyens tirés, d'une part, de l'absence de justification de la réalité d'un projet répondant aux objectifs mentionnés à l'article L. 300-1 du code de l'urbanisme et, d'autre part, de ce que la mise en œuvre du droit de préemption ne répondait pas à un intérêt général suffisant, alors que ni la décision de préemption attaquée, qui se borne à se référer à cette délibération et à indiquer que l'extension d'un commerce déjà existant va à l'encontre de l'objectif de diversité commerciale et artisanale ayant présidé au choix de délimiter ce périmètre, n'apportait de précision quant à la nature du projet poursuivi, notamment la ou les activités commerciales ou artisanales dont l'installation ou le développement seraient organisés dans le périmètre en cause, laquelle ne ressortait pas non plus de la délibération délimitant le périmètre, ni les autres pièces du dossier qui lui était soumis n'indiquaient la nature de ce projet, le juge des référés du tribunal administratif a dénaturé les pièces du dossier et commis une erreur de droit.
7. Il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de son pourvoi, la société NM Market est fondée à demander l'annulation de l'ordonnance qu'elle attaque.
8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au titre de la procédure de référé engagée, en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.
Sur l'urgence :
9. Eu égard à l'objet d'une décision de préemption et à ses effets vis-à-vis de l'acquéreur évincé, la condition d'urgence doit en principe être regardée comme remplie lorsque celui-ci demande la suspension d'une telle décision. Il peut toutefois en aller autrement dans le cas où le titulaire du droit de préemption justifie de circonstances particulières, tenant par exemple à l'intérêt s'attachant à la réalisation rapide du projet qui a donné lieu à l'exercice du droit de préemption. Il appartient au juge des référés de procéder à une appréciation globale de l'ensemble des circonstances de l'espèce qui lui est soumise.
10. En l'espèce, la suspension de la décision de préemption en litige est demandée par la société NM Market, acquéreur évincé. La commune de Sainte-Foy-lès-Lyon ne justifie pas de la nécessité de réaliser le projet ayant donné lieu à l'exercice du droit de préemption dans des délais rapides et, ce faisant, de circonstances particulières de nature à permettre que la condition d'urgence ne soit pas, en l'espèce, regardée comme satisfaite.
Sur l'existence d'un moyen propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :
11. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 qu'en l'état de l'instruction, les moyens tirés de l'absence de justification de la réalité d'un projet répondant aux objectifs mentionnés à l'article L. 300-1 du code de l'urbanisme et de ce que la mise en œuvre du droit de préemption par la commune ne répond pas à un intérêt général suffisant sont propres à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision de préemption en litige.
12. Aux termes de l'article L. 600-4-1 du code de l'urbanisme : " Lorsqu'elle annule pour excès de pouvoir un acte intervenu en matière d'urbanisme ou en ordonne la suspension, la juridiction administrative se prononce sur l'ensemble des moyens de la requête qu'elle estime susceptibles de fonder l'annulation ou la suspension, en l'état du dossier ". Aucun autre moyen n'est susceptible de fonder, en l'état du dossier, la suspension de la décision attaquée.
13. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de suspendre l'exécution de la décision du 10 novembre 2022 du maire de Sainte-Foy-lès-Lyon, jusqu'à ce qu'il soit statué au fond sur sa légalité.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon une somme de 3 000 euros à verser à la société NM Market au titre de l'article L. 761 1 du code de justice administrative. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées au même titre par la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon.
D E C I D E :
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Article 1er : L'ordonnance du 19 décembre 2022 du juge des référés du tribunal administratif de Lyon est annulée.
Article 2 : L'exécution de la décision du 10 novembre 2022 du maire de Sainte-Foy-lès-Lyon est suspendue.
Article 3 : La commune de Sainte-Foy-lès-Lyon versera une somme de 3 000 euros à la société NM Market au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société par actions simplifiée NM Market et à la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon.
Délibéré à l'issue de la séance du 29 novembre 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambre ; M. Alain Seban, M. Jean-Luc Nevache, Mme Célia Vérot, M. Alban de Nervaux, conseillers d'Etat ; Mme Anne Redondo, maître des requêtes et Mme Anne Lazar Sury, conseillère d'Etat-rapporteure."